Voix du Nord : « Tiens, voilà le mystérieux Monsieur Depardon »
Le légendaire photographe de la prestigieuse agence Magnum saisit et expose un Nord-Pas-de-Calais qui provoque le doute, mais qui a conquis.
En 1974, Raymond Depardon troque ses boîtiers Leica pour une caméra 16 millimètres. Valéry Giscard d’Estaing vient de lui commander un documentaire sur sa campagne électorale. Une fois à la barre, « Président Giscard » décide d’interdire sa diffusion. Problème d’image. Les bobines resteront dans leurs boites pendant vingt ans. L’histoire a-t-elle failli se répéter pour les photos commandées par le conseil régional et qui constituent l’exposition « Le Nord-Pas-de-Calais vu par Raymond Depardon » ? « L’hypothèse a été évoquée une dizaine de secondes et puis le président Percheron a dit ‘On assume’ », dit un acteur du dossier. L’histoire débute il y a deux ans quand le conseil régional décide d’organiser une expo : « Une grande région par un grand photographe n. Commande est alors passée à l’agence Magnum et carte blanche donnée à Raymond Depardon.
Premiers tirages
Un bristol pas franchement cadeau, « aux alentours de 200 000 euros », confirme un responsable du cabinet de Daniel Percheron. Le cahier des charges n’est pas très précis. On sait seulement que les photographies doivent être prises en été. Éloigné de la région en raison du succès de ses documentaires, Dixième chambre et Profils paysans, Raymond Depardon débarque en mars et avril dans le Nord-Pas-de-Calais « qu’il ne connaît pas ». « Lorsque Daniel Percheron a vu les premières photos, les tirages lui en sont tombés des mains. Il était furieux », assure un proche. « Un Nord misérabiliste comme on croyait ne plus en voir. » Hier lors du vernissage, le président de la Région nuance. « C’est vrai, j’ai douté. Nous avions des photos en noir et blanc sur petit tirage. Elles présentaient une vision de la région qui pouvait choquer mais en voyant cette exposition, je suis conquis. » De toute évidence, il y a eu débat. Certains s’attendaient peut-être à admirer des mouettes tournoyant au-dessus du cap Blanc-Nez ensoleillé avec les ferries et les falaises de Douvres en arrière-fond ou à des TGV fendant l’air à la sortie du tunnel sous la Manche ?
Écrivain du regard
« Le Nord que vous nous présentez n’est pas le Nord des grands projets assoiffé d’avenir. Il est celui de la tradition, de la brique, celui que nous portons en nous, peut-être celui que nous ne voulons plus voir dans notre acharnement à la modernité », explique avec courage Daniel Percheron à celui qu’il nomme « le mystérieux Monsieur Depardon ». Le photographe de l’« anti-extraordinaire », l’écrivain du regard comme l’appelle Martine Aubry est venu en visiteur trois semaines. Avec timidité, il dit qu’il aurait « peut-être dû rester plusieurs jours encore ». Il a débuté son périple par Berck-sur-Mer. « J’ai travaillé quatre jours en noir et blanc et puis je me suis dit, il faut de la couleur. » Tout en distance, Depardon a photographié, un dimanche matin, les cafés des vieilles rues de Calais. À Verquin, près de Béthune, il a pris Gilbert Schepers debout devant sa maison de brique, chaussé de ses charentaises et son épouse Augustine avec sa bicyclette. Parfois, les photos des rues ensablées de bord de mer évoquent des villes plantées dans le désert du Nouveau-Mexique. .( J’y vois le Nord de nos certitudes », dit Daniel Percheron. Depardon parle, lui, de gens d’une gentillesse inouïe, d’un territoire de grande mélancolie, un sentiment qu’il aime pardessus tout. « Le Nord est très photogénique. » Le style Depardon peut ici frapper tel le retour du refoulé. On pourra regretter cependant le classicisme de certaines photos. La signature du maitre est évidente. On dira facilement : « C’est du Depardon. » « L’art, c’est de peaufiner un cliché », écrivait Baudelaire. Depardon a déjà quitté le cercle des photographes pour entrer dans celui des artistes.
Jean-François Gintzburger